III
Le vent avait, une fois de plus, fait tomber la croix pendant la nuit.
La difficulté, se dit Ogden Russel en s’asseyant et en se frottant les yeux pour en chasser les derniers restes de sommeil, c’est que le sable est un matériau trop meuble pour y planter une croix. Peut-être, s’il trouvait quelques pierres qu’il pourrait déplacer et disposer autour du pied, cela lui permettrait-il de faire tenir la croix, face au vent qui soufflait du fleuve.
Il fallait y faire quelque chose, parce qu’il n’était ni admissible, ni convenable que la croix, aussi insignifiante qu’elle fût, se renversât au moindre souffle de brise. Ce fait présentait un côté trop choquant, comparé à la piété d’Ogden et à l’objectif qu’il poursuivait.
Il se demandait, assis sur le sable, le rire matinal du fleuve emplissant ses oreilles, s’il avait été aussi sage qu’il le croyait en choisissant cette île minuscule comme ermitage où cacher sa solitude. Elle était parfaitement inconfortable mais il ne tenait pas spécialement au confort. Il avait eu tout le confort souhaitable à l’endroit où il habitait auparavant, dans ce monde auquel il avait tourné le dos ; il aurait pu le conserver en y restant, c’est tout. Mais il avait renoncé au confort et à bien d’autres choses pour se consacrer à sa quête de… Il hésita. Il sentait de quoi il s’agissait mais ne parvenait pas à le définir.
— Pourtant, j’ai essayé, se dit-il. Mon Dieu, ce que j’ai essayé !
Il se leva et s’étira, longuement et vigoureusement, car, à ce qu’il lui semblait, chacun de ses os, chacun de ses muscles lui faisaient mal. Il pensa que c’était parce qu’il couchait dehors, exposé au vent et à l’humidité du fleuve, sans autre protection qu’une couverture en lambeaux entortillée autour de son corps recroquevillé. Il ne portait pratiquement pas de vêtements, exception faite d’un vieux pantalon coupé au-dessus des genoux. Une fois qu’il se fut étiré, il se demanda s’il devait redresser la croix avant sa prière du matin ou si celle-ci serait agréable à Dieu même s’il laissait les choses en l’état pour l’instant. De toute façon, se dit-il, il y aurait quand même une croix, une croix inclinée sur le côté, certes, mais ce qui comptait, finalement, c’était le symbole et non pas sa position.
Debout face au soleil levant, il se livrait à lui-même un véritable combat et essayait de voir clair dans son âme et dans les régions mystérieuses et insondables qui se trouvaient au-delà.
Mais rien ne venait, ni illumination, ni réponse divine. Du reste, il n’y en avait jamais eu. Ce matin, c’était pire que jamais parce qu’il ne pouvait s’empêcher de penser aux cloques qui pelaient sur son corps brûlé par le soleil, à ses genoux qu’avaient écorchés de trop longues prières sur le sable, à la faim qui tordait son ventre et à l’inquiétude où il se trouvait de savoir si un poisson aurait mordu à l’hameçon d’une des lignes qu’il avait posées la nuit précédente.
S’il n’avait toujours pas obtenu de réponse après des mois d’attente et de recherche, se dit-il, c’était peut-être parce qu’il n’y en avait pas et qu’il s’était embarqué dans une aventure insensée. Il frappait peut-être à la porte d’une pièce vide, demandait peut-être quelque chose qui n’existait pas et n’avait jamais existé, on l’appelait par un nom qui ne convenait pas.
Pourtant, le nom importait peu. Ce n’était qu’un détail formel, rien de plus qu’un substrat à partir duquel un homme pouvait opérer. Vraiment, il s’en souvenait, la chose qu’il pourchassait était simple : il voulait comprendre et avoir la foi, la profondeur de la foi et la puissance de compréhension qu’avaient possédées autrefois les hommes. Il devait bien y avoir quelque chose. L’humanité tout entière n’avait pas pu se tromper des siècles durant. La foi religieuse, quelle qu’elle fût, était plus qu’un simple moyen inventé par l’être humain pour remplir le vide douloureux qui déchirait son cœur. Les hommes de Néanderthal eux-mêmes enterraient leurs morts de telle façon qu’au jour de leur résurrection ils se redressent face au soleil levant. Ils jetaient dans les tombes une poignée d’ocre rouge pour symboliser la vie à venir et laissaient aux défunts les armes et tout ce dont ils auraient besoin pour cette seconde vie.
Il fallait qu’il sache ! Il devait se forcer à savoir ! Et il saurait, quand il aurait appris à approfondir le sens caché de l’existence. Quelque part, au fond de cette sorte de puits mystique, il trouverait la vérité.
La vie devait être plus, se disait-il, que la prolongation de cette existence terrestre, quelle qu’en soit la durée. Il devait y avoir une autre éternité quelque part au-delà de la chair réveillée, renouvelée et immortelle.
Aujourd’hui, ce jour même, il s’était reconsacré. Il était resté plus longtemps agenouillé. Il avait cherché plus profondément que d’habitude et écarté de lui tout ce qui n’était pas sa quête de la vérité, et ce serait peut-être le jour. Quelque part dans le futur étaient inscrites l’heure et la minute de sa compréhension et de sa foi et rien ne pouvait lui laisser prévoir quand sonnerait cette heure. Cela pouvait très bien arriver tout de suite, se dit-il.
Pour parer à toute éventualité, il lui fallait toutes ses forces. Il déjeunerait donc avant même la prière du matin puis, restauré, il reprendrait une fois de plus sa recherche de la vérité avec une vigueur nouvelle.
Il longea la sablière jusqu’aux saules auxquels il avait attaché ses lignes qu’il entreprit de relever. Elles vinrent très facilement, il n’y avait rien au bout.
La faim tordit davantage son ventre tandis qu’il examinait les hameçons dont l’acier brillait doucement au soleil.
Une fois de plus, il se contenterait des palourdes du fleuve. Cette seule idée lui donna la nausée.